Thomas est tout seul, un projet original de création littéraire.



Thomas est tout seul
est un projet original de création littéraire où il vous est proposé de suivre en ligne et en direct la progression d'une (auto?) fiction.
L'un des objectifs de ce projet est de tester la possibilité d'un roman "participatif" intégrant l'avis ou le point de vue du lecteur dans le travail du rédacteur.
Vous êtes donc invités à prendre contact avec l'auteur-rédacteur afin de lui soumettre vos avis, souhaits, doutes ou suggestions. Ceci dans le seul but de faire exister Thomas et de déplacer la frontière entre la fiction et le réel.
Les différents textes à venir seront publiés dans leur ordre chronologique ("Jour 1", "Jour 2"...), prenez garde à ne pas lire les publications dans le désordre si elles se trouvent dans les archives, reportez-vous à la rubrique "libellés" qui fera office de sommaire.


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Bonne lecture !

Céline Raux.

dimanche 6 avril 2008

THOMAS - JOUR 2 -

Le pis-aller. Sortir de la bulle. Craquements de rotin.

J'ai mangé une pomme. Elle avait un goût de pomme. Encore une fois, semblait-il, la vie manquait cruellement de surprise. Puis j'ai entendu retentir la sonnette de l'interphone.
"- Oui ?
- C'est Hervé."
Je pressai le bouton de l'interphone presque à regret. Après tout ce qui ne m'était pas arrivé aujourd'hui je n'avais que moyennement envie de subir Hervé et en particuliers les grandes logorrhées pseudo-philosophiques qu'il ne manquait jamais de me servir.
Mais à dire vrai je n'avais pas beaucoup d'amis.
Pour être même très franc, je n'en avais pas.
Je n'avais que des pis-aller, comme Hervé. Rien que d'y penser, je déprimais. Mais tant que je considérerai qu'il vaut mieux être mal accompagné que tout seul, alors je tolérerai tous les Hervé de la Terre et accepterait d'écouter, colère rentrée, leurs longs monologues flasques, leurs vomis de verbiages à la syntaxe grammaticalement correcte.
Hervé se présenta à ma porte. Il est d'usage que les longs cheveux gras qui contournent sa tonsure pendent lamentablement sur les épaules de sa canadienne taupe. Pas plus aujourd'hui qu'hier, il ne dérogea à la coutume. C'est ainsi qu'il m'apparut. Ces petits yeux de neurasthénique demeuraient immobiles derrières ses gros verres de lunettes opacifiés par un excès de sébum voyageur et de multiples empreintes digitales. Son visage était impassible et cireux. Seules ses deux petites lèvres plates et rouges remuaient imperceptiblement.
"- Salut.
-Salut, répondis-je de la voix la plus atone que j'étais capable de moduler.
- Ca va ?
- Ca va.
- J'entre ?
- Entre."

Et il entra.
Sa démarche pachydermique due, selon toute vraisemblance, à son manque total de classe, fit craquer toutes les lattes du parquet. Il semblait d’ailleurs s’en réjouir. Faire du bruit, c’était au fond l’unique moyen qu’il avait à sa disposition pour parvenir à un minimum d’existence dans une pièce. Je lui suggérai de s’asseoir pour mettre fin au vacarme. Il entreprit alors de faire corps au fauteuil. Je pensai que les règles de l’hospitalité exigeaient que je propose quelque chose à boire à mon hôte. Mais ça me gonflait qu’Hervé me taxe toutes mes jus de pomme sans jamais aucun retour de sa part. J’avais tout juste envie de lui chauffer un thé pour lui balancer l’eau chaude à la gueule. Ou de lui rappeler les règles du Poltach de Mauss. C'est selon.
J’attrapai une chaise et m’assis face à lui.

"- Alors, quoi de neuf ? demandai-je parce qu’il fallait bien dire quelque chose.
- Pas grand chose. Enfin, si. Je me suis fait virer.""
Les rares fois où Hervé avait daigné bosser, il s'était toujours fait virer. Dès qu’Hervé franchissait le seuil d’une entreprise, le monde du travail en prenait un sérieux coup. Cela faisait trois semaines qu' Hervé exerçait la fonction de videur dans un sex-shop à cabines climatisées. Une brillante idée de l'Agence nationale pour l'emploi qui de guerre lasse avait fini par lui céder ce poste dont personne ne voulait. Mais apathique, frêle et frustré, Hervé ne faisait sans doute pas office de profil idéal pour ce travail. En sommes, il avait fallu en arrivé à cette extrémité : vider le videur.
"- Encore ? fis-je mine de m'étonner bien que la nouvelle ne me surpris pas le moins du monde. Et pour quelle raison cette fois-ci ?
- Je ne dégageais pas ce qu'il fallait paraît-il. Ils m'ont dit que comme "portier" j'étais consternant et que même les plus tordus avaient peur d'entrer quand j'étais à la porte. Alors, ils m'ont dit qu'ils me mettaient à la porte. Et j'ai dit que c'était un pléonasme grossier que de dire qu'on voulait mettre le portier à la porte.
- Et ?
- Et alors là il s'est mis à pratiquer l'euphémisme en me disant que "l'entreprise me remerciait de mes service rendus à la cause du porno" et que le bande-mou que j'étais n'avait qu'à aller s'astiquer ailleurs.
- Je vois."

Je me fis alors une image mentale d'Hervé, droit comme un I, les yeux fixes, impassible au milieu des godemichés d'exposition, des poupées gonflables, de la lingerie sexy et des gadgets sexuels en tous genre. Je l'imaginais encore en train d'expliquer au malheureux gérant du peep-show que dans l'utopie marcusienne, le corps, qui ne serait plus utilisé comme un instrument de travail à plein temps, se résexualiserait en même temps que tout ce corps deviendrait une cathexis, une chose pour jouir et un instrument de plaisir, et lui expliquer d'une voix de basse monocorde que l'Erosphère, univers de l'amour total, constituait une étape nécessaire vers le point Oméga.
C'était tordant.
Et désolant à la fois.
Tordant parce qu'Hervé était d'un pathétique transcendant le ridicule. Désolant, parce que c'était la seule personne qui semblait prendre du plaisir à franchir ma porte.
Je regardais Hervé. Son teint jaunâtre et ses lèvres plates. Il était tellement statique qu'on aurait juré qu'il avait avaler du ciment à prise rapide. De temps à autres, il cillait. Et toute son énergie semblait réunie dans cet insignifiant battement de paupières. Le silence s'était installé dans le petit salon. On entendait plus que les craquements du fauteuil en rotin. Et parfois du plancher. L'atmosphère devenait tellement pesante qu'il me sembla qu'une plaque de fonte s'était détachée du plafond.

"-J'ai envie de connaître le monde, dis-je sans trop savoir pourquoi.
- Prends-toi une carte de bibliothèque, répondit Hervé le plus naturellement du monde."
Je soupirai.
"- Mais non, pas comme ça... Tu comprends pas, j'ai envie d'être au cœur du monde, tu vois ? De le sentir palpiter, vivre, évoluer... Tu piges ? J'ai envie de faire le grand plongeon, l'immersion totale, tu vois ?
- Bah je sais pas moi, achètes-toi une télé... Ou écoute France Inter."
Hervé cligna des yeux, ce que j'avais sans doute raison d'interpréter comme un signe d'égarement de sa part. Un craquement de rotin souligna sa perplexité. Je dévisageai Hervé avec désolation. Je tentai une nouvelle approche plus didactique du sujet :
"- Bon Hervé, écoute, tu vois il y a des gens autour de toi dans la rue, dans le bus, à Monoprix, aux Assedics... Toute sorte de gens même. Ils ne se ressemblent pas tous, ils sont plus ou moins différents, ils ont chacun une histoire, une vie, un endroit où dormir dont tu ne sais rien du tout parce que tu ne fais que les croiser. Tu ne les connais absolument pas. Ce sont des étrangers pour toi -et pour moi aussi d'ailleurs- ils passent devant toi c'est tout et puis ils continuent leurs petites affaires. Sans toi. Ils restent des anonymes pour toi, et tu vois Hervé, que ce soit toi ou moi, on passe à travers la foule comme... comme deux courants d'air. On ne nous remarque pas. Nous restons en dehors...
- Et alors ?"
Hervé commençait à m'agacer. Et de fait il m'agaça.
"- Eh bien moi je veux connaître ces gens. Je veux savoir ce qu'ils aiment, leurs couleurs préférées, ce qui a compté dans leur vie, ce qui ne comptera plus. Je veux savoir quelle sauce ils mettent dans leurs kebabs, la musique qu'ils écoutent quand ils sont tristes, s'ils ont une préférence pour le papier toilette parfumé, le dernier livre qu'ils ont lu, ce qui les angoisse, ce qui les fait rire aux éclats, l'insulte qu'ils ont le plus de plaisir à prononcer, les jurons les plus grossiers qu'ils sont capables de sortir et ceux qu'ils ne sortiront jamais, s'ils considèrent que le plus grand groupe disco c'est Boney M ou Abba, s'ils préfèrent Batman à Superman, s'ils sont plutôt sucré ou salé, bronchiques ou gastriques, thé ou café, anal ou génital, la première chose qu'ils font en se levant le matin et la dernière avant de s'endormir... En un mot, je veux les connaître. C'est tout."
Hervé renâcla pour évacuer en interne un corps étranger de sa narine droite.
"- Bah ouais mais qu'est-ce que ça peut bien te faire de savoir s'ils préfèrent du PQ parfumé à de l'ordinaire ? Moi je m'en fous de savoir si ma voisine a une prédilection pour la fraîcheur agrume plutôt que jasmin" remarqua Hervé dans une fulgurance de perspicacité.
"- Mais bordel Hervé, m'écriai-je outré, ça ne t'intéresse donc pas l'humanité ?"
Il réfléchit un instant.
"- Je m'intéresse à l'humanité d'un point de vue macroscopique. Je suis pour une conception holistique de la société. Et je pense, mais cela n'engage que moi, qu'il n'y a d'homo sapiens que social. Je considère la société globalement, dans ses principales structures qu'elles soient économiques ou idéologiques. Et cette valorisation de la totalité sociale implique que je néglige ou subordonne l'individu humain...
- ...Et ça te fait pas chier ?
- Alors que toi tu te mets en tête de t'intéresser à des détails insignifiants et qui manquent naïvement de pertinence. Je suis surpris."
J'eus envie de l'étrangler, de lui tirer ses mèches grasses, ou de lui agrafer ses petites lèvres plates, je ne sais pas trop. L'indécision sur ce point retint mon geste. Mon exaspération montante s'exprimait dans les turbulences du rotin. Je sentis une ride se creuser sur mon front et ma langue buter sur mes incisives sèches.
"- Tu parles comme un livre Hervé. En fait non : tu es un livre. Un gros livre tout mou et tout poisseux de philosophie bon marché qu'on ne cherche même pas à ouvrir. Un ramassis de conneries documentaires pour bien guider sa pensée dans le mauvais chemin. Un foutu livre de cuisine plein de recettes que personne n'a envie de goûter. Tu n'aimes pas les gens Hervé, tu ne sais même pas ce que ça veut dire. Pour toi un homme c'est soi un mec qu'écrit des bouquins que tu lis, soit une fiche d'état civil que tu ne prendrai même pas la peine d'archiver. Moi ce qui m'intéresse, c'est pas la structure sociale, qu'elle soit idéologique ou économique comme tu le dis si bien, ce qui m'intéresse, tu vois, c'est l'humanité, l' HU-MA-NI-TE, les individus, leurs natures profondes, okay ? Qu’est-ce que c’est ce que d’aimer le parfum d’une fleur, qu’est-ce que ça suppose comme sensations d’être un homme, qu’est-ce que ça représente pour un homme de regarder la mer ou les étoiles, avec qui on a envie de baiser ou pas. Toutes ces choses que ne tu ne comprendras jamais malgré la dose de théories fumeuses que tu seras capables d’ingérer, eh bien ces ça que je veux découvrir. Je veux savoir qui sont ces autres qui marchent autour de moi. »
Hervé réprima un rot.
Mon buste s’était désolidarisé du dossier de mon fauteuil en rotin. Mes mains se crispaient sur le bords des accoudoirs. J’avais l’impression que mes yeux sortaient de leurs orbites. J’étais prêt à mordre. Mon interlocuteur cillait plus vite qu’à l’ordinaire mais le reste de son corps semblait figé dans la grande sédimentation des ouvrages savants qu’il avait depuis si longtemps engloutis dans l’espace court-circuité de son esprit.
Bizarrement, il faisait depuis de l’anorexie mentale. On ne pouvait plus rien en tirer de bon.
Je regardai alors par la fenêtre où je voyais passer tous ces inconnus vivant et gesticulant sur le pavé de la rue. Je les regardai se mouvoir ensemble. Ils formaient l'unité d'un même corps : la foule. Et je n'avais pas l'impression d'être des leurs... Etait-ce cela qui me rendait si triste parfois ?
Derrière moi j'entendais seulement la respiration sifflante d'Hervé dont les voix nasales semblaient encombrées. Dehors, le spectacle vivant de la rue ou d'une petite partie de l'humanité dont je n'avais pas conscience de faire partie. Moi non plus je n'étais rien pour ces gens. Pas plus qu'Hervé. Même Papy Mégot avait plus d'existence que moi. Je n'étais pas dans le coup. Les mains accrochées à la crémone de la fenêtre, je me sentais devenir un fantôme. Le petit rond de buée lui-même s'effaça sur la vitre.
J'en frémis.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je trouve Thomas attachant- plein d'idéaux, un poil naïf, un peu adolescent... Je le vois bien se laisser "enroller" dans "quelque chose": pseudo-relation amoureuse qui tourne au vinaigre, groupuscule pseudo-hippie à tendance sectaire, expérience pseudo-humaniste/humanitaire au beau milieu de l'Afrique qui tourne à la galère... Je le vois bien perdre brutalement ses illusions...
Hervé, je ne sais pas pourquoi, je sens qu'il va lui arriver un truc; il ne s'y attend pas, il ne l'espère même pas, mais il va lui arriver quelque chose- une expérience humaine, émotionnelle, sensuelle... Un truc qui touche presque au mystique...
La suite!!!