Thomas est tout seul, un projet original de création littéraire.



Thomas est tout seul
est un projet original de création littéraire où il vous est proposé de suivre en ligne et en direct la progression d'une (auto?) fiction.
L'un des objectifs de ce projet est de tester la possibilité d'un roman "participatif" intégrant l'avis ou le point de vue du lecteur dans le travail du rédacteur.
Vous êtes donc invités à prendre contact avec l'auteur-rédacteur afin de lui soumettre vos avis, souhaits, doutes ou suggestions. Ceci dans le seul but de faire exister Thomas et de déplacer la frontière entre la fiction et le réel.
Les différents textes à venir seront publiés dans leur ordre chronologique ("Jour 1", "Jour 2"...), prenez garde à ne pas lire les publications dans le désordre si elles se trouvent dans les archives, reportez-vous à la rubrique "libellés" qui fera office de sommaire.


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Bonne lecture !

Céline Raux.

mercredi 23 avril 2008

THOMAS - JOUR 9 -

Une barbe de trois jours. Cacolac. Doutes.

Le surlendemain, j'étais parvenu à me trouver en possession d'une douzaine de fiches. Que des bleues et des roses. La rencontre avec le troisième type n'avait pas encore eu lieu, ce qui était dommage parce que je remarquai qu'en réalité les gens se ressemblaient tous plus ou moins et qu'en règle générale, ils partageaient les mêmes préoccupations : 1- argent ou 1-famille ou 1-travail ou 1-famille
2- travail 2-argent 2-famille 2-travail
3- famille 3- travail 3-argent 3-argent

ou 1-argent ou 1-travail
2-famille 2-argent
3- travail 3-famille
Nota bene : pour les célibataires souffrants, la catégories "famille" devient "trouver l'homme/la femme de ma vie."
Mais cela ne devait pas m'inquiéter outre mesure. Après tout, le manque de diversité peut être patent même dans un puzzle. Comme lorsqu'on doit reconstituer un ciel et qu'on a affaire qu'à des pièces bleues. A ce moment-là, on ne peut compter que sur leurs formes pour les distinguer. Pour le reste, c'est kif-kif bourricot, bonnets blancs et blancs bonnets. Je repensai à Madame Rosa ainsi qu'à Sandra. Deux spécimen rares et d'importance majeure. Toutes deux cultivaient à leur manière de réelles aspirations, authentiques en ce sens qu'elles ne les poursuivaient que pour elles-mêmes et non pour quelque autre raison inessentielle ou contingente. Elles avaient toutes deux été profondément sincères. Rien dans leur choix ne se laissait guider par des déterminations extérieures. Ni l'une ni l'autre ne m'avait parler d'argent, de traites ou de loyer. Ni l'une ni l'autre n'avait évoqué ce désir fou de garer un jour un break dans l'allée du lotissement pour y caser des gosses et un labrador. Ni l'une ni l'autre n'avait fait part de son désir latent de bouffer son voisin pour gravir plus vite l'échelle sociale. A l'inverse, j'avais l'impression que la plupart des gens n'avaient plus d'idéaux comme si leur élan vital s'était mu en satisfaction passive de plaisir de supermarché. Les gens étaient repus. Ils n'avaient plus faim. Ils ne cherchaient donc plus à combler le manque. Ils s'ingéniaient seulement à se fabriquer de nouveaux désirs. Madame Rosa et Sandra étaient des électrons libres. Pas des rouages d'un système bien huilé.
Ma pensée tournait en rond et cela ne me menait nulle part. J'allumai une cigarette, comme ça pour voir. Mais une fois de plus, la fumée que j'avais inhalée devint aussitôt plaques de fontes dans ma tête. Tout cela n'eut pour effet que de me plonger dans une brume plus épaisse. L'odeur du tabac me fit l'effet d'un relent de cave. J'ouvris en grand la fenêtre pour humer l'air frais du matin. Accoudé au garde-fou, je dominai tant bien que mal la situation. Je jetai un coup à l'intérieur du salon et je vis qu'Arthur méditait sagement dans son bocal. Je lui trouvai un air circonspect. Il paraît que ce n'est pas correct de dire qu'un poisson affiche un "air circonspect". Mais je vous assure qu'Arthur communique parfois de véritables expressions, parfois même des mimiques. Arthur n'est pas comme les autres poissons. Il pense et reçoit des affects. La plupart des gens ne le croirait pas et prendrait du plaisir à dire que je suis fou. Mais encore une fois, il faut se rendre à l'évidence : les gens sont bourrés de préjugés. Et je sais qu'Arthur souffre de ceux dont sont victimes ceux de son espèces. Par exemple, nous nous obstinons à appeler "poisson rouge" ce petit vertébré non tétrapode dont l'écaille est en réalité de couleur orange, voire dorée quand des photons de lumière illuminent son écaille. Or, quand on ne dit pas la vérité c'est un mensonge. Et ça, ce n'est pas correct du tout. C'est toujours très vilain de mentir parce qu'alors, il se trouve toujours quelqu'un pour être trompé. Et s'il s'en rend compte, eh bien à ses yeux, on n'est plus digne de confiance. Et ça, c'est très très grave. Comme de se trouver une mauvaise excuse pour un travail qu'on a pas fait ou qu'on a rendu en retard. Considération morale qui me fit me rappeler la présence significative d'un manuscrit émaillé de fautes d'orthographes en attente sur mon bureau. Et que si je ne voulais pas sortir une excuse bidon à mon patron qui l'attendait de pied ferme, il fallait que je m'y mette de toute urgence. J'y vis une incitation au travail salarié.
Sauf qu'on sonna à l'interphone.
A peine avais-je eu le temps de m'asseoir à mon bureau qu'il me fallait déjà me relever. Malheureux évènements impromptus qui empêchent le besogneux de s'atteler à sa tâche...
Je décrochai le combiné de l'interphone. Une friture épouvantable me vrilla le tympan.
"Oui ?
- C'est Hervé, me répondit une voix de vieil aspirateur. Je peux monter ?
- Tu peux monter.
- Alors je monte ?
- Alors tu montes.
- Tu m'ouvres ?
- Je t'ouvre."
Déjà je regrettai ce choix que je classai d'emblée dans la catégorie des"pas judicieux", mais le fait est que j'ai toujours eu du mal à dire non.
Je pressai le bouton de l'interphone. Un long Si mineur enroué grésilla dans l'appareil et salua l'arrivée d'Hervé dans le hall de l'immeuble.
Quand Hervé et sa canadienne taupe prirent place dans le rotin de mon salon, je ressentis une désagréable sensation de déjà vécu. Je me demandai aussitôt si toute ma vie durant je serai obligé de chaque fois revivre ces visites ponctuelles qui par leur répétition agaçante me donnaient systématiquement l'impression de ne pas avoir avancé d'un pouce d'une semaine sur l'autre. Peu importaient les évènements ou la couleur du ciel, chaque fois Hervé, fidèle à lui-même, franchissait le seuil de mon appartement, il me semblait que je revenais au point mort. C'était d'autant plus désagréable que c'était vrai. Il faut être honnête, j'étais toujours au point mort. Et quand par acharnement je réussissais à passer une vitesse, voilà que je calais. Que je repassai au point mort. Et qu'Hervé me rendait visite.
C'était d'un mécanisme navrant.
Le seul changement notoire mais mineur (et donc sans grande probabilité d'incidence sur le cours des évènements) était qu'Hervé avait selon toute vraisemblance négligé de se raser depuis plus de trois jours. De plus, il avait recouvert sa calvitie d'un bonnet péruvien marron qui disséminait des peluches d'alpagas dans tout le salon au moindre courant d'air. Deux petits cordons de laine terminés par des glands prolongeaient la coiffe et pendaient lamentablement sur ses joues creuses. On aurait juré qu'il s'était vissé un de ces vieux abat-jour en macramé sur la tête. La raideur naturelle de son corps figé contribuait pour une bonne part à ce que l'on confonde Hervé avec un vieux lampadaire de dépôt-vente.
Hervé était d'humeur loquace. Il me servit un long monologue sur sa mère, son allocation chômage, les trains express régionaux, une chronique de France Culture, l'héliocentrisme de la Renaissance, la composition de la Vache qui rit et le messianisme de Joachim de Flore. Après quoi, sans doute à court de munitions, il marqua une pause. Mais dans l'épais silence qu'il avait malgré lui installé, il ne put s'empêcher de lâcher ce nouvel obus :
"Est-tu d'avis qu'il faut reconnaître un statut ontologique au concept d'angoisse?"
Je me levai et me dirigeai vers le réfrigérateur. Je pris une petite brique de Cacolac. Une de ces petites briques où le petit sachet plastique d'une paille se trouve collé sur le rebord. Je me munis également de mon bloc-note que j'avais laissé sur la table de la cuisine. Je revins dans le salon où Hervé se tenait encastré dans le rotin. Il avait profiter de mon absence pour saisir mon Rubik's Cube qui traînait par-là. Il avait la mine réjouie du type qui a réussi à en reconstituer toutes les faces en moins de trois minutes. Le trait rouge de ses lèvres plates s'était courbé et élargi. Phénomène physiologique qui signifie "sourire".
"Sais-tu combien d'algorithmes de résolution il existe pour un cube de vingt-quatre facettes par côté, demanda Hervé en exhibant mon Rubik's Cube comme s'il s'était agi d'une pièce rare.
- Aucune idée. Tiens, je t'ai ramené un Cacolac."
Il saisit la brique. Détacha la paille et sembla prendre un certain plaisir à la planter dans la petite opercule en aluminium. Il but d'une traite et aspira par la paille jusqu'à ce que les six faces de la brique se rétractent dans un bruit de carton plié.
" Naturellement, on sait que le couronnement des Éléments d'Euclide est la construction des cinq polyèdres réguliers, ce qui, en substance, revient à la détermination des groupes finis de rotations dans l'espace à trois dimensions."
Craquement de rotin.
"Hervé, finis-je par demander, je peux te poser une question ?"
Il cillat.
"Oui.
- Je me demandai, c'est quoi ton aspiration fondamentale dans la vie ?"
Il cillat. Il cillat encore. Il cillat une troisième fois. Il contorsionna sa lèvre inférieure avec une moue bizarre.
D'une voix traînante il articula cette demande de précision :
"Parles-tu de cette notion développée par Kurt Lewin qui permet l'analyse de l'influence du succès ou de l'échec sur les conduites ? Au tel cas il faut savoir que la motivation est un construct qui s'opposerait à l'intelligence ou à l'aptitude."
Rester calme et pondéré. Rester calme et pondéré. Rester CALME et PONDERE.
Hervé est mon ami. Hervé est mon ami. Hervé est mon ami et je ne m'énerve pas. Je ne m'énerve pas parce qu'Hervé est mon ami.
Calme. Courtoisie. Pondération.
Hem.
Pour ne pas paraître désagréable, j'enrobai ma voix de toutes les fioritures ayant contribué à la gloire de l'art baroque :
" Non, Hervé. C'est beaucoup plus simple que ça. Je voudrais simplement savoir vers quoi est-ce que tu orientes chaque jour tout ton être. De quelle manière est-ce que tu souhaites actualiser au mieux les potentialités de ton essence ?"
Je faisais autant d'efforts pour me faire comprendre que si je parlais à un sourd. Une furtive étincelle traversa son regard. Il répondit enthousiaste :
" Le Savoir Absolu.
- Hein ?
- Mon esprit tend vers le savoir absolu tel qu'il fut célebré par Hegel.
- Et ça te mène où, demandai-je interloqué."
Il marqua une pause puis finir par répondre d’un ton neutre :
"Absolument nulle-part."
Il me fallait chasser un doute. Je poursuivis prudemment :
"Et ta couleur préférée ? Laquelle c'est ?"
Cette question interloqua Hervé :
"Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi, diantre, devrai-je avoir une couleur préférée ?
- Tout le monde a une couleur préférée, retorquai-je.
- Alors par induction tu crois que j'ai certainement une couleur préférée ?
- C'est probable en tout cas.
- Mais pas nécessaire.
- Si tu le dis.
- Mais quelles raisons irrationnelles aurai-je de préférer telle couleur au regard de telle autre ? Quels sont ces enfantillages ?
- Alors tu reconnais ne pas avoir de couleur préférée ?
- Je n'ai pas de couleur préférée. Je suis un animal rationnel, moi."
Je ne savais pas trop si c'était rationnel ou pas d'avoir une couleur préférée, mais quoiqu'il en soit, ça me parassait humain et pas du tout insensé. Par exemple, moi j'aime bien le rouge parce que c'est une couleur dynamique qui donne du peps. Et je n'aime pas le rose car cela me fait toujours penser aux romans de Barbara Cartland que je trouve abominables. Et quand je regarde le soleil qui se couche à la campagne un soir d'hiver et que je contemple cet horizon où le ciel plein d'une douce et chaude lumière dévoile ses palettes de rouge, d'orange, et de rose (pas le même que celui de Barbara Cartland cela s'entend) et que toutes ces couleurs, déclinées en une infinité de nuances, s'accrochent à quelque nuage d'altitude comme un trait de pinceau tendu sur la toile, quand le bleu de la nuit s'assombrit pour mieux faire jaillir cette magnifique explosion de couleurs et de lumières, quand tout rougeoit et que les ombres s'allongent dans les prés, et bien quand ce spectacle s'offre à moi je ne peux m'empêcher de penser que s'il est permis aux hommes de contempler tant de beauté, c'est qu'il doit y avoir une certaine quantité de bien qui fait se mouvoir le monde. Et en même temps, je me demandais s'il est un homme qu'un tel spectacle aurait laissé parfaitement insensible.
Mais il en existait au moins. Il s’appellait Hervé. Il n'aimait rien tant que réfléchir. En conséquence, il n'avait goût à rien et ne désirait rien.
Chaque fois, Hervé suscitait en moi d'intenses refléxions sur le genre humain. Je commençais à être traversé par d'horribles doutes que je chassai pour un temps de mon esprit.


samedi 19 avril 2008

Informations lecteurs

Bonjour à tous,
Vous attendez peut être avec impatience la suite des non-aventures de Thomas et sachez que j'y travaille ! De nouveaux textes seront mis en ligne dès le début de la semaine prochaine avec insertions de vos suggestions dans ceux déjà publiés (vos suggestions apparaîtront en rouge dans le corps du texte).
Bien à vous chers lecteurs,
Céline Raux

mardi 15 avril 2008

THOMAS -JOUR 8 -

Incoming contact. Sandra. Disco. La découverte du zygomatique.

J'y étais donc parvenu. J'avais une fiche. Je détenais une pièce du puzzle. Je me sentais tout abasourdi par ma mon audace. Il avait suffi d'entrer dans ce magasin pour que cette femme m'ouvre son âme tout de go. A moi. A moi qui n'étais même pas fichu de demander l'heure ou mon chemin à des inconnus croisés dans la rue. A moi qui ne sait même pas alimenter une conversation de plus de trois phrases. Elle m'avait parlé. Mais peut être était-ce une entrée en matière un peu facile. Après tout je n'en étais qu'au stade "débutant". Je n'avais pas encore idée des difficultés insurmontées qui m'attendaient au stade "intermédiaire" et je ne parle pas du stade "expert" qui devait par la suite m'exposer à bien des surprises. Quoi qu'il en fut, ce jour s’annonçait sous de palpitants augures. Je ne comptais donc pas en rester là. Gonflé d’assurance par le succès de ma démarche auprès de Madame Rosa, je voulus continuer. J’étais déjà plus fort, plus serein.
Je regagnai à nouveau la rue déserte en criant « I’ve got the power ! ».
J’étais content.
C’est alors que je vis, assise sur le gisant de pierre jouxtant la cathédrale, une jeune femme boursouflée qui engloutissait un éclair au chocolat. Sa permanente new-wave, les grandes créoles fluos qui pendaient à ses oreilles et son pantalon-fuseau bariolé témoignaient d’un retard d’une ou deux décennies quant aux canons de la mode. Elle me fut d’emblée sympathique. Je me dirigeai vers elle, mine de rien. Ma terreur précédente s’était mue en une simple et naturelle inquiétude. Je pris place à côté d’elle sur la cuisse granitique du gisant. Puisse le feu-propriétaire de ce monument féodal me pardonner l’incivilité patente de ce geste. L’objet de mon attention disposait d’un Walkman greffé aux tympans. Une barrette bleue en forme de dauphin enserrait ses ondulations artificielles. On devinait un rouge à lèvre fushia sous les bavures de crème pâtissière. Selon toute vraisemblances, elle faisait peu de cas de la proximité soudaine de ma personne. J’en profitai pour mettre au point mon allocution de présentation du Grand Hominarium. Je craignais qu’elle soit mal-comprenante à l’endroit de mes nobles intentions.
« Bonjour, je m'appelle Thomas, lançai-je d'une voix posée et chic que je ne me connaissais pas.
- Hein ? »
Elle libéra son tympan droit de sa greffe audio, renonçant pour un temps à la stéréo.
« Je m’appelle Thomas, repris-je.
- Ah ouais ?
- Je ne suis pas là pour vous draguer, crus-je bon de préciser mais elle parût déçue.
- Ah bon.
- Je voudrais juste vous posez quelques questions. Les réponses resteront confidentielles et anonymes, cela s’entend.
- Ah ouais ? Comme un genre de sondage ?
- Euh oui, c’est ça. C’est un sondage. C’est le mot.
- Chouette. J’aime bien les sondages. »
Elle ôta ses écouteurs et souriait de toutes ses dents, la bouche grande ouverte.
« Y a un truc à gagner ? Des bons d’achats ? Des réductions ?
- Euh non. Pas exactement... »
Elle haussa les épaules d’un air résigné. Je ne savais pas si elle souriait toujours ou si elle avait omis de refermer sa bouche. Elle fourra ses mains dans les poches de sa veste en jean.
« Ca ne fait rien, dit-elle. Tant pis. J’veux bien répondre quand même. Au fait, je m’appelle Sandra.
- Très bien Sandra. Commençons.
- Cool.
- Qu’elle est votre aspiration fondamentale, lui demandai-je.
Elle cligna des yeux trois fois, interloquée, la bouche ouverte :
- Ma quoi ?! C’est un sondage médical votre trucmuche-là ?
- Mais non, vous ne me comprenez pas. Je veux juste savoir quel est, disons, votre « but » fondamental dans la vie.
Elle sembla déjà mieux saisir l’objet de ma question.
- Ah ouais. Bah je sais pas si c’est fondamentionnel comme vous dites-là, mais mon rêve c’est d’aller en Suède sur les traces du groupe Abba - elle gloussa- vous connaissez Abba ?
- Oui, oui. Votre plus grande crainte ?
Elle réfléchit jusqu’à ce que ses sourcils se rejoignent à l’arrête de son nez. La peau de son front plissait sous sa frange. Elle répondit :
- Ne pas rencontrer le prince charmant qui m’emmènera en Suède.
- D’accord. Maintenant, ce qui vous ferez super plaisir là tout de suite ?
La réponse fut spontanée :
- Rencontrer le prince charmant qui m’emmènera en Suède sur les traces du groupe Abba ! »
J’eus vaguement l’impression de tourner en rond, comme Arthur ou plutôt comme ces chiens qui courent stupidement après leur queue. On ne s’en sortait pas. Mon interlocutrice me consternait. Pourtant, il ne fallait pas que je la juge, ni que j’applique quelque jugement de valeur à son égard. Toutes les pièces de puzzle sont d’importance égale, après tout. Je repris donc le questionnaire.
« Vous êtes plutôt kebab ou plutôt hamburger ? »
Pour le coup, difficile de caser Abba dans la réponse.
« Hamburger, se contenta-t-elle de répondre.
- La chanson que vous écoutez les jours où vous êtes triste ?
- Knowing me, knowing you d’Abba.
- Surprenant. La chanson que vous écoutez les jours où êtes gaie ?
- Knowing me, knowing you d’Abba.
- Votre couleur préférée ?
- Il est bizarroïde votre sondage ! Vous êtes pas un témoin de Jéhovah quand même ? »
Je restais calme et tout sourire.
« Mais non, la rassurai-je. Votre couleur préférée ?
- Ouf, j’aime mieux ça parce que j’ai pas du tout envie de m’abonner à quelque religion que ce soit. J’ai déjà les réunions Tupperwear qui me prennent assez de temps comme ça et puis ça coûte ! Faut que j’économise pour la Suède, voyez-vous.
- Je vois. Votre couleur préférée ? Alors ?
- Ah oui. Le jaune fluo. On dit que c’est la couleur de l’espoir le jaune fluo. »
Les pantoufles de Papy Mégot vinrent racler le sol à quelques mètres de là. Une partie de son corps disparut dans la poubelle.
Mauvaise pioche, elle n’offrait rien de bon aujourd’hui. Il repartit bredouille. J’eus de la peine pour lui. Sandra souriait toujours de sa grande bouche béante.
« Thé ou café ?
- Thé citron !
- Quand vous avez un bout de papier devant vous, vous préférez le plier ou l’enrouler ? »
Elle darda ses grands yeux fixes sur moi.
« Vous êtes sur que vous ne faites pas partie d’une secte ? »
J’acquiesçai, réprimant un profond soupir.
« J’en sais rien, reprit-elle. Je crois que j’enroulerai le papier. »
Sandra appartenait donc à la catégorie des enrouleuses. Je pris note. Et poursuivis :
« Votre péché mignon ?
- Chanter Dancing queen d’Abba sous la douche. Mais je chante en yaourt.
- En yaourt ?
- Oui, c’est une expression. Ca veut dire que je chante n’importe quoi parce que je comprend que dalle à l’anglais. Alors je fais du yaourt. Ca ressemble à de l’anglais mais c’est du yaourt.
- Ah. Et votre dernier péché tout court ?
- Je savais bien qu’on y arriverait à la religion ! Mon dernier péché, voyons... Ah si, j’ai raconté un bobard pour sécher la réunion Tupperwear chez Josiane. »
Je ne cherchai pas à en savoir davantage sur les motifs de ce grave mensonge. J’enchaînai :
« Votre leitmotiv dans la vie ? Enfin, je veux dire la petite phrase qui fait du bien que vous aimez vous répéter en cas de besoin ?
-...
- Vraiment ? Faites un effort. Tout le monde a un leitmotiv.
- Euh. Noël à Paques, tisons sur le balcon ? »
J’explosai de rire. Je ne savais pas que j’en été capable. Je venais d’acquérir une connaissance fondamentale des sciences humaines : les gens peuvent être hilarants. Sandra me regardait éberluée. Je me tordais de rire. Même le gisant devait se marrer mais cela ne se voyait pas à cause de son corps en granit. Je dû lâcher mon bloc-notes pour m’essuyer mes yeux pleins de larmes.
« Bah quoi ? J’ai dit quelque chose de drôle ? Ca marche pas comme lémotive ?
- HI ! HI ! HI ! »
Je m’esclaffai. Quelques passants me regardaient étonnés. Certains riaient. D’autres changeaient de trottoir. En tout cas, je ne passais pas inaperçu. Je me tenais les côtes. Ce-jour devait correspondre pour moi à la reconquête de mes zygomatiques.

lundi 14 avril 2008

THOMAS -JOUR 7-

Fiche rose numéro 1. Madame R. Fleuriste.

Aspiration fondamentale (i.e. ce vers quoi tend tout votre être) :
En l'état actuel des choses, la destruction, en raison d'une incapacité à prétendre au bonheur. La destruction n'est qu'une alternative illusoire reconnaît Mme R. Mais au final, c'est bien au bonheur que Mme R. dit aspirer. Elle essaiera d'améliorer sa vie. Elle émet le souhait d'arrêter de boire.

Crainte :
Mme R. se dit plutôt angoissée. Toutefois il y a bien une chose qu'elle redoute : être incinérée après sa mort car elle a très peur du feu.

Ce qui vous ferez super plaisir, là, tout de suite :
Un demi pression. Mme R. a eu honte de sa réponse mais affirme vouloir l'assumer.

Kebab ou hamburger ?
Mme R. dit n'avoir jamais mangé de kebab mais que ça lui plairait sûrement plus qu'un hamburger. Elle en goûtera un demain pour s'en assurer.

Chanson pour les jours tristes :
Suzanne de Léonard Cohen.

Chanson pour les jours heureux :
Magnolia forever.

Couleur préférée :
Le rose.

Thé ou café :
Thé à la menthe.

Quand vous avez un bout de papier devant vous, vous préférez le plier ou l'enrouler ?
Le plier. Mme R. appartient à la catégorie des plieurs.

Votre péché mignon :
Le roquefort.

Votre dernier péché tout court :
Avoir laissé une orchidée crever de soif dans la remise.

Votre leitmotiv dans la vie :
"Ne pas se forcer. Ne pas se retenir. Dans le doute, s'abstenir."

Vous aimez :
Dire plein de gros mots quand je suis sûre que personne ne les entend.

Vous détestez :
Toute sorte de salade verte.

jeudi 10 avril 2008

THOMAS -JOUR 6 -

Pas un chat. Un mainate. Madame Rosa. Je me lance.

Dehors il faisait très froid et la pluie s'était changée en bruine. Un regard circulaire sur la rue devait me permettre de choisir ma première cible. Papy Mégot apparut à l'angle de la rue mais je considérai qu'il s'agissait d'un spécimen encore trop difficile pour le débutant que j'étais. Mais en raison de conditions atmosphériques défavorables, peu de gens traînaient dans la rue et ceux qui s'y étaient aventurés pressaient leur pas en remontant leurs épaules au-dessus du niveau de leur tête. De sorte qu'au final, j'assistai sans rien faire à une tragique désertification urbaine.
Il n'y eut bientôt plus qu'un chat. Lequel chat courut s'abriter sous une voiture en stationnement.
Du coup, il n'y eu plus de chat de tout. Et je me retrouvais seul.
J'examinais la situation et projetai donc de me rendre chez un commerçant. J'exclus d'abord le buraliste car j'étais à peu près sûr qu'il se moquerait ouvertement de moi et que sa femme se joindrait au concert. Je n'avais pas encore assez d'assurance pour assumer ça. Après il y avait la dame du magasin de lingerie. Je savais qu'elle passait pour être nymphomane et qu'on racontait de drôles de choses sur elle. Or je n'étais pas certain d'être capable de défendre mon intégrité physique en cas de tentative de viol. L'antiquaire était fermé parce que nous étions lundi. Et de toute façon, l'odeur d'encaustique m'intimidait excessivement.
Par chance, il me restait la fleuriste, Madame Rosa.
Je poussai timidement la porte du magasin. "Timidement" n'est peut être pas le bon mot. En réalité, j'étais terrorisé. Je pénétrai dans le magasin et un petit "gling-glung-glong-gling" cristallin résonna dans la pièce.
Je fus d'abord accueilli par un mainate perché entre deux espèces de yuccas échevelés parés de deux grandes étiquettes m'informant qu'il s'agissait de baucarnea recurvata.
"Dehooors ! Ou j'appelle la poliiiice ! J'appelle la poliiiice ! La poliiiice ! Mauriiice !
- Ferme-là Nicolas ! ordonna la voix chantante mais ferme d'une femme. Tu vas faire fuir le client !"
Une grande dame corpulente déboula de derrière une rangée d'orchidées. Ses cheveux étaient multicolores et hirsutes. Une mèche rose bonbon lui barrait le front. Sa robe en patchwork ressemblait à un grand plaid de pique-nique négligemment jeté sur ses épaules. Elle avait du se maquiller avec une truelle tellement les placards de fond de teint luisant sur sa peau paraissaient grossiers (et de fait ils l'étaient). Le ravalement semblait si frais qu'on s'attendait à y trouver encore des échafaudages.
"Nicolas est incorrigible, expliqua-t-elle, je ne sais pas d'où ça vient mais il passe son temps à piailler les flics. Ne vous inquiétez pas il ne sait pas encore se servir d'un téléphone.
- Le dix-sept ! C'est la poliiiice ! Allô j'écouuute ! La poliiice ! Mauriiice !
- Bon ça va, on a compris ! Tu peux te taire maintenant ?!"
Le mainate se tut un instant puis, discrètement, sifflota la Marseillaise. Quant à moi, je me trémoussai dans mes chaussures avec un sourire niais pour signifier tant bien que mal mon indulgence à l'égard de ce volatile de foire. Madame Rosa, puisque c'était elle, sourit à son tour. Ce qui eu pour effet de faire jaillir ces pommettes saillantes et de découvrir un râtelier de dents jaunies.
" Que puis-je faire pour vous mon cher monsieur ?
- Euh... Eh bien c'est à dire que... Enfin voila, en fait je venez pour...
- Plutôt une plante, un bouquet, une composition ? J'en ai là de ravissantes mais ça dépend. C'est pour quelle occasion ? Mariage, baptême, anniversaire, obsèques?"
J'étais à deux doigts de lui acheter tout le stock tellement j'avais peur du ridicule de ma requête. Mais il n'était pas question que je me défile.
Je me jetai à l'eau.
" Eh bien, c'est à dire qu'en fait je ne viens pas pour acheter des fleurs. J'aimerai juste vous poser quelques questions...
- Vous êtes de la police, s'inquiéta-t-elle ?
- Poliiiice, repris le mainate en aparté.
- Je vais t'arracher le bec espèce de gestapiste, hurla Madame Rosa à Nicolas."
Madame Rosa me regarda en cillant très vite. Ces cils étaient si longs que je m'attendais à ce qu'ils produisent quelque courant d'air lorsqu'elle les faisait battre.
Je repris calmement :
"Non, non, je ne suis pas de la police. Je m'appelle Thomas, j'habite au bout de la rue...
- On ne vous vois pas beaucoup. Je ne me rappelle pas vous avoir déjà vu.
- C'est que je sors très peu, répondis-je penaud. Et je n'ai pas tellement l'occasion d'acheter de fleurs non plus. Mais je ne suis pas de la police... En fait, je fais une enquête sur les gens. C'est une enquête anonyme, bien sûr. Je veux les inventorier selon leurs goûts, leurs aspirations, leurs crainte. L'humanité... tout ça. C'est un Grand Hominarium, vous comprenez ?
- Pas bien, non. Mais vous allez m'expliquer tout ça. N'est-ce pas Thomas ?"
D'un geste suave elle tenta de dégager la mèche rose bonbon. J'étais soulagé. Elle acceptait de m'écouter, de me consacrer cinq minutes de son précieux temps. Il faut dire aussi qu'il n'y avait personne d'autre dans la boutique. Je lui racontait alors comment m'était venue l'idée d'un Grand Hominarium. Comme elle était fleuriste, elle connaissait très bien les herbiers de Lamarck et Buffon et se faisait une joie d'en discuter avec moi. Puis je lui lus la note préliminaire au Grand Hominarium que j'avais déjà rédigée. Elle s'enthousiasma. Alors je pris de l'assurance et lui racontait tout. L'histoire du grain de sable et de la pièce de puzzle, mon refus d'être un infiniment petit de troisième ordre... Chaque fois, elle acquiesçait d'un air convaincu. Je me laissai emporter par le flot de mes paroles. Ca faisait du bien. Je ne me souvenais pas avoir jamais parler à quelqu'un avec autant de verve. Je commençai même à perdre les pédales et mes digressions ont fini par nous égarer tout deux. Je crois qu'elle n'a pas bien saisi le coup du ciment derrière le bloc sanitaire du camping de la Grande Motte car à ce moment-là, elle me regardait toujours en souriant mais son sourire s'était figé dans une expression dubitative. Nicolas, quant à lui, boudait sur son perchoir car il n'avait pu en placer une.
"Alors vous acceptez de répondre à mes questions, demandai-je implorant.
- Oh oui ! Oh oui ! Ce projet est merveilleux ! Admirable ! Voila une noble intention qui réchauffe l'âme, s'enthousiasma-t-elle.
- Bien, je sors mon bloc-notes..."
Ses yeux pétillaient de joie sous l'auvent de ses longs cils. Une légère érubescence colorait ses joues. Chacun de ses muscles semblaient frétiller d'une excitation infantile sous le drap en patchwork.
Elle ne fit pas que répondre à mes humbles questions. Elle me raconta sa vie. Elle pleura quand elle m'avoua que tout le monde la traitait d'alcoolique dans son dos. Pourtant c'était vrai, reconnut-elle. Elle buvait jusqu'à vingt demis par jours. Elle avait honte parce qu'elle faisait figure de pochtrone mais c'était plus fort qu'elle, avait-elle dit. Elle était si seule. Son mari était parti parce qu'il déclara une allergie aiguë au pollen alors que sa femme cultivait sa passion des fleurs. Cela avait créé une tension dans le couple parce qu'il voulait qu'elle choisisse entre lui ou le magasin. Elle avait d'abord choisi de ne pas choisir mais lorsqu'il commença à la tromper avec l'allergologue et que la rumeur se propagea dans toute la ville, elle choisit les fleurs. Depuis elle était seule avec ses rhododendrons, ses demis, son mainate fasciste et ses colorations capillaires. Et puis les clients qui la distrayaient. Quand il y en avait. Elle ne croyait pas qu'elle était malheureuse. C'était la première fois depuis des mois qu'elle pleurait, affirmait-elle, alors qu'elle souriait et riait tout les jours. Cela devait prouver qu'elle n'était pas malheureuse, qu'elle n'avait pas complètement raté sa vie. "N'est-ce pas ? C'est une preuve ça, non ?"

mardi 8 avril 2008

THOMAS - JOUR 5 -

L'énigme freudienne du ciment. Arthur. Le grain de sable et la pièce de puzzle.

Cette nuit-là, je rêvai qu’on me coulait dans du ciment derrière le bloc sanitaire du camping de la Grande Motte. Après quoi je m’éveillai perplexe, une heure environ avant que ne sonne mon radio-réveil.
Je ne peux pas dire que les rais d’une lumière aurorale et dorée filtraient à travers les persiennes car, ce matin-là, il pleuvait. Et je n’eus pas besoin d’ouvrir en grand les volets pour deviner que le ciel ne proposait qu’une grande variété de gris. Pour le savoir, il me suffisait de m’emmitoufler dans ma couette et d’écouter la pluie tomber.
Je pensai au Grand Hominarium. Je me demandai aussi pourquoi est-ce que je m'étais à ce point mis en tête de sonder une à une l'âme des hommes. Au fond de moi je le savais pourtant. Ou plutôt le sentais-je. J'avais du mal à symboliser ce désir par des mots.
Je levai la tête pour jeter un coup d'œil à l'aquarium. Dans la pénombre de l'aube hésitante, je vis Arthur dessiner d'invisibles cercles concentriques. Nageant trop près de la paroi de verre, il s'y cogna. Arthur s'était réveillé en silence. J'avais envie de croire que ses tribulations circulaires lui valaient d'intenses réflexions sur la nature du nombre pi. A moins qu'il ne fut en train de comploter quelque chose ou de fomenter une quelconque tentative d'évasion. Mais cela ne se produisait jamais.
Arthur se contentait de faire des ronds dans l'eau. Parfois, il interrompait brusquement son circuit et, sans raison apparente, entreprenait de changer de direction. Quoiqu'il en soit, il vivait toujours aussi intensément la théorie de l'éternel retour.
J'étais toujours dans mon lit. Je savais que le parquet serait très froid alors je retardais le moment douloureux où il me faudrait y poser le pied. Sans que je sus pourquoi, le tintement des gouttes d'eau sur les vitres m'évoqua spontanément une rengaine d'avant-guerre.
Rythme léger et dansant.
Je repensai au ciment.
A la Grande Motte.
Au camping et au bloc sanitaire.
J'eus envie de croire que c'était absurde, que cela n'avait aucun sens. Alors que ça en avait un. C'était sûr. C'est Freud qui l'a dit, d'abord.
La Grande Motte. Des immeubles en béton qui ressemblent à des Legos du troisième millénaire. Une grande plage. Du sable à perte de vue. Du ciment (mais pourquoi du ciment ?). Du sable dans l'œil. Des larmes. Du sable collé sur des pieds humides et ça fait mal dans les chaussettes.
Oui mais, et le ciment alors ?
Je conçus l'idée que j'étais un grain de sable.
La plage demeure plage même si on lui soustrait un grain de sable. Je pensai donc que, en tant que grain de sable, je n'étais pas nécessaire à la plage. Ce qui importe pour penser le concept de plage, c'est une certaine quantité de sable. Mais un grain de plus ou du moins, ça, la plage, elle s'en fout pas mal. Et alors ce serait ça l'humanité ? Une palanquée de grain de sables indifférenciés balancés en vrac près d'un point d'eau salée ? Voila une idée qui perdit vite de son charme et que j'eus tôt fait de ne plus trouver très séduisante. Il me fallait trouver autre chose. Parce qu'il fallait que tout ceci ait un sens. Parce que je ne pouvais me résoudre à n'être qu'un infiniment petit de troisième ordre.
Alors je repensai au puzzle.
Je ne voulais plus être un grain sable. Jamais.
Je voulais être une pièce du puzzle.
Je m'en rendais compte désormais. L'individu ne peut exister que s'il évolue dans un monde qui seul peut lui signifier son existence. Et je me sentais l'apparence d'une pièce de puzzle. C'est à dire abstrait et inutile lorsque je me considère isolément. Mais rempli de sens et de raison d'être si les autres pièces du jeu s'accordaient à me faire corps. Thomas hors du monde, c'est une pièce de puzzle hors de sa boite. Autrement dit, un non-sens. Une absurdité. Rien de plus qu'un accident, un imprévu, un numéro interchangeable. Or ce qui me plaisait avec le puzzle, c'était que même s'il comportait six milliards de pièces, l'absence d'une seule le rendait inexorablement imparfait. Parce que le but du puzzle, c'est justement la perfection de son assemblage, la cohérence de ses imbrications et la finalité accomplie de ce qu'il était censé représenter au départ (par exemple un puzzle de la Tour Eiffel n'est conçu pour rien d'autre que la représentation finale de cette Tour Eiffel). Voila pourquoi je préférais croire que le monde était un puzzle géant et que j'y avais ma place. Si j'étais une pièce de ce puzzle-là, ça signifiait que le monde avait besoin de moi. Et le Grand Hominarium allait permettre de faire passer chaque pièce de puzzle à la postérité et de cette manière pouvait-on produire le souhait de les voir un jour s'imbriquer les unes aux autres de la manière la plus naturelle qui soit.
Voilà une idée qui m'emballait déjà un peu plus. Je voulus dire des mots d'amour à ma couette tellement je m'y sentais bien. Arthur accéléra sa course. Il avait beaucoup grossi ces derniers temps. Peut être cherchait-il à éliminer. Je ne sais pas. Arthur était taciturne. Difficile dès lors de savoir ce qu'il avait dans la tête.
J'étais à deux doigts de me rendormir quand le radio-réveil me cracha Atomic de Blondie. Bien qu'allongé, je fis un bond. Un peu comme ces avions de l'armée de l'air qui décollent à la verticale. Je retombai mollement sur mon oreiller hypoallergénique.
"Aujourd'hui, pensai-je, je dois partir à la recherche de spécimen rares et d'importance majeures."
Deux heures quarante cinq plus tard, j'étais fin prêt à faire le premier pas vers le monde des humains. J'avais très peur. J'enfournai mon bloc-notes et un crayon de bois dans ma vache en cuir, respirai un bon coup. Puis sortis.

THOMAS - JOUR 4 -

Le Grand Hominarium
Première partie

Préliminaire.

Qu’est-ce que le Grand Hominarium ? Le Grand Hominarium a pour fonction de constituer une base de données recueillant des informations non-utiles et non-pratiques de n’importe quel individu consentant. Bien que non-utiles et non-pratiques, les informations contenues dans ce Grand Hominarium ont pour vocation à définir chaque individu par les aspects les plus déterminants et les plus signifiants de sa personne et de son existence. C’est à dire par les aspirations, goûts, préférences, craintes, joies, fantasmes qu’il manifeste ou ressent. Il s’agit de saisir, au mieux, le sujet intime de chaque personne afin d’en extraire le témoignage profond et tangible de son humanité, de son essence particulière libérée de toute aliénation sociale ou administrative. Ainsi, suivant le principe de l’herbier, l’option prise par le Grand Hominarium est de montrer chaque personne, ou individu sous le jour de sa propre humanité, de sa véritable nature. Il est donc nécessaire que tout sujet fasse preuve d’honnêteté et de sincérité.
Que m’apporte le Grand Hominarium ? Pour commencer, il apporte la reconnaissance de l’être humain en tant qu’individu différent et différencié des autres. Il est un hommage rendu à la réalité unique et singulière de l’existence de chacun. Avec le Grand Hominarium, vous n’êtes plus un simple numéro parmi d’autres, vous n’êtes plus une fiche d’état civil au fond d’une étagère, vous n’êtes plus un abonné au gaz quelconque. Le Grand Hominarium vous donne la possibilité de découvrir que vous êtes quelqu’un, une personne unique et reconnue comme telle. Vous n’êtes plus des numéros, vous êtes des spécimens rares et d’importance majeure détenteurs d'une identité reconnue !
En effet, qui ne s’est jamais senti floué à la lecture d’un formulaire administratif ou en remplissant une fiche d’état civil ? Qu’avons-nous dit sur nous-même une fois que l’on a bien écrit son nom et son prénom dans les petites cases ? Puis-je justifier de qui je suis une fois que j’ai correctement fait mention de mon adresse ou de mon numéro de téléphone ? Ai-je une connaissance accrue de ma singularité une fois que j’ai précautionneusement reporté mon numéro de sécurité sociale ? Quels pans entiers de ma vie dois-je occulter lorsque je dois réduire ma réponse à une croix pour cocher entre « célibataire », « marié(e) » ou « veuf(ve) » ? A quoi me résument tous ces formulaires administratifs ? A une situation, un statut que vous avez acquis par accidents, contingences, chance ou malchance. Or qu’ai-je dit de la feuille quand je dis qu’elle est tombée au pied de l’arbre ? Rien. Je ne fais que décrire la situation de la feuille par rapport à l’arbre. Je parle de la situation, je ne parle pas de la feuille. Or c'est à la feuille qu'il conviendra ici de s'intéresser. Le but n'est plus de savoir qui vous êtes, mais ce que vous êtes, et comment vous l'êtes.

Je relus attentivement la première ébauche de présentation de mon Grand Hominarium. Je me frottai les mains énergiquement. Il y aurait peut être un ajout ou deux à faire ici, à moins qu'il ne faille clarifier tel point. Mais ces détails me parurent secondaires. Je me frottai les mains et me trémoussai sur ma chaise parce que j'étais content. Pour être franc, j'étais assez fier de moi et je ne me rappelai pas l'avoir déjà été à ce point.
Je remis délicatement son capuchon à mon crayon feutre. Je jetai un coup d'œil par la fenêtre et j'eus comme l'impression que le métronome interne de Papy Mégot était passé du mode grave, au mode andante. Qui sait si demain il n'accourrait pas prestissimo jusqu'à la première poubelle JC Decaux qu'il trouverait en chemin ?
Je me sentais léger.
Solaire.
Fort.
Presque vainqueur.
Je crois que c'est cela que l'on appelle être joyeux. C'est à dire ne plus avoir de lourdes plaques de fonte à bringuebaler dans la tête.
"Grand Hominarium... Grand Hominarium..."

*

Présentation informe et non-exhaustive.


Je m'aperçois avec effroi que du temps a passé et que je ne me suis toujours pas présenté. Alors à titre d'entraînement, je compte le faire sur le mode du Grand Hominarium. Le procédé ne sera peut être pas encore très au point mais au moins le Grand Hominarium disposera de son premier sujet.
Alors voilà. Je me présente à vous que je ne connais pas. Ou plutôt à vous que je ne connais pas encore.
Je m'appelle Thomas. Je suis télé-conseiller au service client d'une grande marque de tampons catégorie "hygiène féminine", ce qui n'a jamais contribué à mon épanouissement social.
Passons.
Je ne veux pas vous ennuyer. Peut être me trouver vous déjà ennuyeux.
J'ai l'habitude de porter des polos unis et comme ma chevelure est un festival d'épis récalcitrants, je suis obligé de les couper très courts pour que cela ne se voit pas. Je suis plutôt petit. Un freluquet dirons certains. J'aime quand mes pantalons ont un plis bien net sur le devant.
On m'a dit une fois que je ressemblais à un Playmobil.
Dans la catégorie "J'AIME" : me réveiller une heure avant que ne s'enclenche le radio-réveil car c'est un moment de paix absolu, le nougat, les tragédies grecques, le noir et le blanc (depuis peu, je peux ajouter le rouge), faire de l'apnée dans la baignoire, les kebabs-frites au ketchup, Caillebotte, les chats (mais je suis allergique à leur poil), Caruso, les soupes de cresson lyophilisées, la propreté et le rangement, les grues jaunes de chantier ensoleillées qui se détachent dans le bleu du ciel, le train parce qu'il vous donne toujours la conviction d'aller quelque part, Zorro, Emmanuel Kant, les chaussures, Romain Gary, le gel douche tonifiant aux extraits de cèdre, le déodorant Mennen Pacifique Blue (il m'aide à me sentir viril), les films de Jacques Tati, passer l'aspirateur, le Coca-Cola et le jus de pomme, Marylin Monroe dans Certains l'aiment chaud, les bandes dessinées, la ponctualité, repasser mes chemises en écoutant une gymnopédie de Satie, le docteur Carter de la série Urgences.
Dans la catégorie "J'AIME PAS" : j'aime pas me sentir seul mais il faut bien se rendre à l'évidence : je suis tout seul. J'aime pas entendre rire dans mon dos car j'ai toujours peur que les gens se moquent de moi. J'aime pas manger tout seul. J'aime pas qu'on double à la caisse du Monoprix. Je déteste quand les gens qui vous bousculent s'excusent en disant "je ne vous avais pas vu" car cela signifie que vous êtes transparent et que personne ne vous remarque nulle part. J'aime pas les fleurs parce que ça fane toujours trop vite. J'aime pas tous les boulets que je traîne. J'aime pas le rose. Je ne m'aime pas. J'aime pas les raviolis. J'aime pas me sentir seul. J'aime pas la solitude. J'aime pas les occasions manquées car elles provoquent d'insupportables tourments. J'aime pas l'hiver. J'aime pas les terroristes. J'aime pas avoir peur. J'aime pas me dire que je suis à part. J'aime pas être tout seul. J'aime pas la solitude. J'aime pas les occasions manquées.
Je ne m'aime pas.
Et je déteste Mickey Mouse qui n'est qu'un sale petit prétentieux.

Ma chanson préférée c'est Le poinçonneur des Lilas parce que ça raconte l'histoire d'un homme qui a une existence de chien et qui voudrait bien que ça change. Et la chanson que j'exècre le plus c'est Ma mère de Michel Sardou parce que c'est une chanson grotesque dans laquelle un monsieur très niais nous fait part d'un complexe d'Oedipe déclaré sur le tard. On y apprend entre autre qu'il n'aurait jamais cru que sa mère ait su faire l'amour. Et que ça mère était une blonde au yeux clairs et aux seins lourds, ce qui est bien évidemment une version largement fantasmée de la réalité.
J'ai un poisson rouge nommé Arthur qui exploite au mieux la circularité de son aquarium et de son existence.
Voila pour les présentations.
Je m'appelle Thomas et je suis tout seul.

lundi 7 avril 2008

THOMAS - JOUR 3 -

En l'attente d'une révélation. Buffon et Lamarck. Le Grand Hominarium.

Le lendemain fut un grand jour puisque j'y entrepris de partir à la conquête de l'humanité.
Elle était là sous ma fenêtre. Je n'avais qu'à descendre.
Je voulais connaître tous ces gens. Je voulais leurs poser des questions, garder une trace de chacun d'eux mais je ne savais pas trop comment m'y prendre. Quoiqu'il en soit, j'étais tout excité. Comme un gamin philatéliste que le père emmène pour la première fois au marché aux timbres. Ou comme un petit Mozart qui se rendrait à son premier cours de solfège. Oui, c'était ça : j'attendais une révélation. Si je comprenais qui étaient tous ces gens, peut être alors pourrais-je savoir qui j'étais. Où du moins ce qu'il convenait que je sois. Je voulais découvrir et assembler toutes les pièces du puzzle. Car de cette manière, à la fin, par déduction, je saurai que la pièce manquante ça serait moi, quelle forme elle aurait et l'endroit exact et approprié où elle devrait s'insérer naturellement parmi les autres.
Mais gare à la précipitation. Le projet que je mûrissais en silence était un projet neuf et éclatant, aux antipodes des méditations rances d'Hervé.
Ces perspectives métaphysiques m'emplissaient de joie.
Et de crainte.
Il fallait que tout soit au point. Je ne pouvais pas prendre le risque d'un échec plus désolant que ne l'était déjà ma vie. Il me fallait ressusciter le fantôme que je devenais. Il me fallait rencontrer les autres pour leur donner la recette de ma résurrection. Je préparais ma Pentecôte. Toutefois, je devais prendre garde à tenir mes distances avec Hervé. Car c'était lui le premier fossoyeur de toute vie sociale. Désormais, il m'incomber de ne le considérer que comme un sujet d'observation parmi d'autres. Ni plus, ni moins. Un point c'est tout.
J'étais déjà un peu plus avancé.
Mais il faut que je vous explique de quoi est-ce qu'il retournait exactement.
Notification historique. Avez-vous déjà entendu parler de Lamarck et Buffon ? Je pense que oui, au moins de nom.
Buffon a conçu le Jardin des Plantes.
Lamarck est l'auteur de La Flore française publiée en 1778.
Passons sur les détails. Ce que je voulais vous faire remarquer, ces que tous deux, en tant que botanistes, sont à l'origine de célèbres herbiers. C'est à dire qu'ils ont passé une grande partie de leur vie à collecter des spécimens de plantes pour ensuite, les classer, les inventorier et enfin les réunir dans ces fameux ouvrages. D'une certaine manière, à l'instar de Buffon ou Lamarck, je voulais constituer une sorte d'herbier sauf qu'en guise de plantes séchées, je voulais y inventorier des hommes. Et des vies. C'étaient là les spécimens d'importance majeure que je me mettais en charge de recueillir. Bien entendu, il ne s'agissait pas de scotcher sur de grands cartons, pour ensuite les faire se dessécher sous de grandes épingles, des individus morts ramassés au hasard. Ce que je voulais, c'était collecter des traces de vies, des traces d'humanité, dresser le portrait d'un homme par les aspects les plus signifiants (insignifiants dirons certains) de sa vie au-delà de la froideur terne des renseignements d'une fiche d'État civil.

Je baptisai mon projet le Grand Hominarium. Suivant l'étymologie du mot "herbier", j'optai à mon tour pour une racine latine. C'était un projet ambitieux. Comme je souhaitais le mener avec le plus d'application requise, je sentais que ma vie allait prendre un tournant incongru.
J'en étais tout énervouillé.
Je courrai chez le papetier m'acheter un de ces grands classeurs d'archivages ainsi que trois paquets de grandes fiches bristol format A4. Des bleues pour les personnes de sexe masculin. Des roses pour les personnes de sexe féminin. Je pris des jaunes aussi, au cas où.
Ensuite, je regagnai mon logis en sautillant et poussant de petits cris aigus. Ce qui semblait effrayer les gens sur le trottoir. (Ils ont des réactions tellement étranges, parfois !)
Arrivé au bas de immeuble, je me ruai dans les escaliers en sautant deux marches sur trois. Mais j'en ratai une entre le deuxième et le troisième étage, ce qui faillit me coûter l'usufruit de ma rotule. Je mis un certain temps (quatre minutes, dix secondes) à ouvrir ma porte car comme d'habitude, je ne parvenais pas à mettre la main sur mes clefs. Et comme je n'entendais pas leur cliquetis joyeux dans le fond de ma vache soumise à d'intenses secousses, j'émis un instant la terrifiante hypothèse de les avoir perdues et de ne pas pouvoir entrer chez moi.
J'en blêmis et passai en revue les conséquences désastreuses que cette bévue allait devoir me coûter (à savoir, trouver un téléphone pour appeler un serrurier, appeler ce serrurier, payer le serrurier, vivre dans la crainte des voleurs et des tueurs en série, et donc rappeler le serrurier, payer de nouveau le serrurier pour avoir changé les quatre verrous de ma porte, faire faire des doubles, acquérir deux nouveau porte-clefs insubmersibles etc.). Rien que d'y penser, ça me donnait le tournis. Mais je ne trouvais toujours pas mes clefs. C'était une situation contrariante. Elle me provoqua des sueurs froides. Dans un roman policier on aurait dit "qu'un frisson me parcourait l'échine."
Au final, je retrouvai mes clefs coincées dans la doublure en nylon de ma gabardine multipoches. Un immense soulagement allégea ma tête. Je pénétrai mon logis d’un pas décidé. J’envoyai la porte danser la valse. Et je pensai tout haut :
« - A nous deux Grand Hominarium ! »

dimanche 6 avril 2008

THOMAS - JOUR 2 -

Le pis-aller. Sortir de la bulle. Craquements de rotin.

J'ai mangé une pomme. Elle avait un goût de pomme. Encore une fois, semblait-il, la vie manquait cruellement de surprise. Puis j'ai entendu retentir la sonnette de l'interphone.
"- Oui ?
- C'est Hervé."
Je pressai le bouton de l'interphone presque à regret. Après tout ce qui ne m'était pas arrivé aujourd'hui je n'avais que moyennement envie de subir Hervé et en particuliers les grandes logorrhées pseudo-philosophiques qu'il ne manquait jamais de me servir.
Mais à dire vrai je n'avais pas beaucoup d'amis.
Pour être même très franc, je n'en avais pas.
Je n'avais que des pis-aller, comme Hervé. Rien que d'y penser, je déprimais. Mais tant que je considérerai qu'il vaut mieux être mal accompagné que tout seul, alors je tolérerai tous les Hervé de la Terre et accepterait d'écouter, colère rentrée, leurs longs monologues flasques, leurs vomis de verbiages à la syntaxe grammaticalement correcte.
Hervé se présenta à ma porte. Il est d'usage que les longs cheveux gras qui contournent sa tonsure pendent lamentablement sur les épaules de sa canadienne taupe. Pas plus aujourd'hui qu'hier, il ne dérogea à la coutume. C'est ainsi qu'il m'apparut. Ces petits yeux de neurasthénique demeuraient immobiles derrières ses gros verres de lunettes opacifiés par un excès de sébum voyageur et de multiples empreintes digitales. Son visage était impassible et cireux. Seules ses deux petites lèvres plates et rouges remuaient imperceptiblement.
"- Salut.
-Salut, répondis-je de la voix la plus atone que j'étais capable de moduler.
- Ca va ?
- Ca va.
- J'entre ?
- Entre."

Et il entra.
Sa démarche pachydermique due, selon toute vraisemblance, à son manque total de classe, fit craquer toutes les lattes du parquet. Il semblait d’ailleurs s’en réjouir. Faire du bruit, c’était au fond l’unique moyen qu’il avait à sa disposition pour parvenir à un minimum d’existence dans une pièce. Je lui suggérai de s’asseoir pour mettre fin au vacarme. Il entreprit alors de faire corps au fauteuil. Je pensai que les règles de l’hospitalité exigeaient que je propose quelque chose à boire à mon hôte. Mais ça me gonflait qu’Hervé me taxe toutes mes jus de pomme sans jamais aucun retour de sa part. J’avais tout juste envie de lui chauffer un thé pour lui balancer l’eau chaude à la gueule. Ou de lui rappeler les règles du Poltach de Mauss. C'est selon.
J’attrapai une chaise et m’assis face à lui.

"- Alors, quoi de neuf ? demandai-je parce qu’il fallait bien dire quelque chose.
- Pas grand chose. Enfin, si. Je me suis fait virer.""
Les rares fois où Hervé avait daigné bosser, il s'était toujours fait virer. Dès qu’Hervé franchissait le seuil d’une entreprise, le monde du travail en prenait un sérieux coup. Cela faisait trois semaines qu' Hervé exerçait la fonction de videur dans un sex-shop à cabines climatisées. Une brillante idée de l'Agence nationale pour l'emploi qui de guerre lasse avait fini par lui céder ce poste dont personne ne voulait. Mais apathique, frêle et frustré, Hervé ne faisait sans doute pas office de profil idéal pour ce travail. En sommes, il avait fallu en arrivé à cette extrémité : vider le videur.
"- Encore ? fis-je mine de m'étonner bien que la nouvelle ne me surpris pas le moins du monde. Et pour quelle raison cette fois-ci ?
- Je ne dégageais pas ce qu'il fallait paraît-il. Ils m'ont dit que comme "portier" j'étais consternant et que même les plus tordus avaient peur d'entrer quand j'étais à la porte. Alors, ils m'ont dit qu'ils me mettaient à la porte. Et j'ai dit que c'était un pléonasme grossier que de dire qu'on voulait mettre le portier à la porte.
- Et ?
- Et alors là il s'est mis à pratiquer l'euphémisme en me disant que "l'entreprise me remerciait de mes service rendus à la cause du porno" et que le bande-mou que j'étais n'avait qu'à aller s'astiquer ailleurs.
- Je vois."

Je me fis alors une image mentale d'Hervé, droit comme un I, les yeux fixes, impassible au milieu des godemichés d'exposition, des poupées gonflables, de la lingerie sexy et des gadgets sexuels en tous genre. Je l'imaginais encore en train d'expliquer au malheureux gérant du peep-show que dans l'utopie marcusienne, le corps, qui ne serait plus utilisé comme un instrument de travail à plein temps, se résexualiserait en même temps que tout ce corps deviendrait une cathexis, une chose pour jouir et un instrument de plaisir, et lui expliquer d'une voix de basse monocorde que l'Erosphère, univers de l'amour total, constituait une étape nécessaire vers le point Oméga.
C'était tordant.
Et désolant à la fois.
Tordant parce qu'Hervé était d'un pathétique transcendant le ridicule. Désolant, parce que c'était la seule personne qui semblait prendre du plaisir à franchir ma porte.
Je regardais Hervé. Son teint jaunâtre et ses lèvres plates. Il était tellement statique qu'on aurait juré qu'il avait avaler du ciment à prise rapide. De temps à autres, il cillait. Et toute son énergie semblait réunie dans cet insignifiant battement de paupières. Le silence s'était installé dans le petit salon. On entendait plus que les craquements du fauteuil en rotin. Et parfois du plancher. L'atmosphère devenait tellement pesante qu'il me sembla qu'une plaque de fonte s'était détachée du plafond.

"-J'ai envie de connaître le monde, dis-je sans trop savoir pourquoi.
- Prends-toi une carte de bibliothèque, répondit Hervé le plus naturellement du monde."
Je soupirai.
"- Mais non, pas comme ça... Tu comprends pas, j'ai envie d'être au cœur du monde, tu vois ? De le sentir palpiter, vivre, évoluer... Tu piges ? J'ai envie de faire le grand plongeon, l'immersion totale, tu vois ?
- Bah je sais pas moi, achètes-toi une télé... Ou écoute France Inter."
Hervé cligna des yeux, ce que j'avais sans doute raison d'interpréter comme un signe d'égarement de sa part. Un craquement de rotin souligna sa perplexité. Je dévisageai Hervé avec désolation. Je tentai une nouvelle approche plus didactique du sujet :
"- Bon Hervé, écoute, tu vois il y a des gens autour de toi dans la rue, dans le bus, à Monoprix, aux Assedics... Toute sorte de gens même. Ils ne se ressemblent pas tous, ils sont plus ou moins différents, ils ont chacun une histoire, une vie, un endroit où dormir dont tu ne sais rien du tout parce que tu ne fais que les croiser. Tu ne les connais absolument pas. Ce sont des étrangers pour toi -et pour moi aussi d'ailleurs- ils passent devant toi c'est tout et puis ils continuent leurs petites affaires. Sans toi. Ils restent des anonymes pour toi, et tu vois Hervé, que ce soit toi ou moi, on passe à travers la foule comme... comme deux courants d'air. On ne nous remarque pas. Nous restons en dehors...
- Et alors ?"
Hervé commençait à m'agacer. Et de fait il m'agaça.
"- Eh bien moi je veux connaître ces gens. Je veux savoir ce qu'ils aiment, leurs couleurs préférées, ce qui a compté dans leur vie, ce qui ne comptera plus. Je veux savoir quelle sauce ils mettent dans leurs kebabs, la musique qu'ils écoutent quand ils sont tristes, s'ils ont une préférence pour le papier toilette parfumé, le dernier livre qu'ils ont lu, ce qui les angoisse, ce qui les fait rire aux éclats, l'insulte qu'ils ont le plus de plaisir à prononcer, les jurons les plus grossiers qu'ils sont capables de sortir et ceux qu'ils ne sortiront jamais, s'ils considèrent que le plus grand groupe disco c'est Boney M ou Abba, s'ils préfèrent Batman à Superman, s'ils sont plutôt sucré ou salé, bronchiques ou gastriques, thé ou café, anal ou génital, la première chose qu'ils font en se levant le matin et la dernière avant de s'endormir... En un mot, je veux les connaître. C'est tout."
Hervé renâcla pour évacuer en interne un corps étranger de sa narine droite.
"- Bah ouais mais qu'est-ce que ça peut bien te faire de savoir s'ils préfèrent du PQ parfumé à de l'ordinaire ? Moi je m'en fous de savoir si ma voisine a une prédilection pour la fraîcheur agrume plutôt que jasmin" remarqua Hervé dans une fulgurance de perspicacité.
"- Mais bordel Hervé, m'écriai-je outré, ça ne t'intéresse donc pas l'humanité ?"
Il réfléchit un instant.
"- Je m'intéresse à l'humanité d'un point de vue macroscopique. Je suis pour une conception holistique de la société. Et je pense, mais cela n'engage que moi, qu'il n'y a d'homo sapiens que social. Je considère la société globalement, dans ses principales structures qu'elles soient économiques ou idéologiques. Et cette valorisation de la totalité sociale implique que je néglige ou subordonne l'individu humain...
- ...Et ça te fait pas chier ?
- Alors que toi tu te mets en tête de t'intéresser à des détails insignifiants et qui manquent naïvement de pertinence. Je suis surpris."
J'eus envie de l'étrangler, de lui tirer ses mèches grasses, ou de lui agrafer ses petites lèvres plates, je ne sais pas trop. L'indécision sur ce point retint mon geste. Mon exaspération montante s'exprimait dans les turbulences du rotin. Je sentis une ride se creuser sur mon front et ma langue buter sur mes incisives sèches.
"- Tu parles comme un livre Hervé. En fait non : tu es un livre. Un gros livre tout mou et tout poisseux de philosophie bon marché qu'on ne cherche même pas à ouvrir. Un ramassis de conneries documentaires pour bien guider sa pensée dans le mauvais chemin. Un foutu livre de cuisine plein de recettes que personne n'a envie de goûter. Tu n'aimes pas les gens Hervé, tu ne sais même pas ce que ça veut dire. Pour toi un homme c'est soi un mec qu'écrit des bouquins que tu lis, soit une fiche d'état civil que tu ne prendrai même pas la peine d'archiver. Moi ce qui m'intéresse, c'est pas la structure sociale, qu'elle soit idéologique ou économique comme tu le dis si bien, ce qui m'intéresse, tu vois, c'est l'humanité, l' HU-MA-NI-TE, les individus, leurs natures profondes, okay ? Qu’est-ce que c’est ce que d’aimer le parfum d’une fleur, qu’est-ce que ça suppose comme sensations d’être un homme, qu’est-ce que ça représente pour un homme de regarder la mer ou les étoiles, avec qui on a envie de baiser ou pas. Toutes ces choses que ne tu ne comprendras jamais malgré la dose de théories fumeuses que tu seras capables d’ingérer, eh bien ces ça que je veux découvrir. Je veux savoir qui sont ces autres qui marchent autour de moi. »
Hervé réprima un rot.
Mon buste s’était désolidarisé du dossier de mon fauteuil en rotin. Mes mains se crispaient sur le bords des accoudoirs. J’avais l’impression que mes yeux sortaient de leurs orbites. J’étais prêt à mordre. Mon interlocuteur cillait plus vite qu’à l’ordinaire mais le reste de son corps semblait figé dans la grande sédimentation des ouvrages savants qu’il avait depuis si longtemps engloutis dans l’espace court-circuité de son esprit.
Bizarrement, il faisait depuis de l’anorexie mentale. On ne pouvait plus rien en tirer de bon.
Je regardai alors par la fenêtre où je voyais passer tous ces inconnus vivant et gesticulant sur le pavé de la rue. Je les regardai se mouvoir ensemble. Ils formaient l'unité d'un même corps : la foule. Et je n'avais pas l'impression d'être des leurs... Etait-ce cela qui me rendait si triste parfois ?
Derrière moi j'entendais seulement la respiration sifflante d'Hervé dont les voix nasales semblaient encombrées. Dehors, le spectacle vivant de la rue ou d'une petite partie de l'humanité dont je n'avais pas conscience de faire partie. Moi non plus je n'étais rien pour ces gens. Pas plus qu'Hervé. Même Papy Mégot avait plus d'existence que moi. Je n'étais pas dans le coup. Les mains accrochées à la crémone de la fenêtre, je me sentais devenir un fantôme. Le petit rond de buée lui-même s'effaça sur la vitre.
J'en frémis.

samedi 5 avril 2008

Thomas - Jour 1

Mégots. Buée sur la vitre. Cigarettes pour non-fumeurs.

Papy Mégot passa sa main dans ce qu'il croyait être des cheveux. Se rappelant qu'il était chauve, il mesura la futilité de son geste. Il marchait toujours cassé en deux, son buste parfaitement parallèle au sol quand bien même ses jambes s'y plantaient en angle droit impeccable. Il portait toujours d'indigents gilets merdeux en vieux jacquard gris sombre et ses pantalons d'avant-guerre ne cachaient que trop mal la misère de son pauvre postérieur décharné. Il cheminait les yeux rivés au sol tout en mâchonnant une chique de production imaginaire. Son allure était extraordinairement lente et régulière alors que son visage tendu et ses yeux exorbités semblaient traduire la somme d'efforts physiques insoutenables. Il était tellement lent que tout le monde le doublait tout le temps. Jamais personne pour marcher plus lentement que lui, pas même la plus vieille des petites vieilles claudicantes. A sa décharge, Papy Mégot n'utilisait pas de canne. Seuls compagnons de sa route : ses pantoufles gigantesques qui lui faisaient des pieds grands comme des péniches. Ces deux pauvres ragotons d'élastomère et de polyamide crasseux ne se laissaient jamais d'enserrer ses extrémités quatrième âge. On les entendait racler le sol à des kilomètres à la longue. La fréquence de frottement n'était pas sans rappeler la précision mécanique du métronome.
Arrivé à la poubelle qui marquait l'angle de la rue, je le vis se plier plus encore jusqu'à s'enfoncer le visage dans l'orifice du couvercle en faux cuivre. Un instant après, ce fut sa grande main noueuse qui partit en exploration des profondeurs abyssales du creuset de nos déchets. Son bras s'agitait dans le trou du réceptacle et j'imaginais ses doigts palper les ordures une à une dans l'espoir d'y trouver son seul trésor, son seul plaisir : un mégot de cigarette auquel un peu de tabac aurait eu l'élégance de prolonger le filtre. Lorsqu'il en trouvait un en pas trop piteux état, Papy Mégot l'extrayait de la poubelle municipale avec une vigueur surprenante pour
qu'ensuite ses grands yeux fixes et sombres puissent se darder dessus avec extase. Après quoi le fortuné vieillard l'enfournait de trois quarts dans sa bouche et laissait ses lèvres plates et sèches achever le travail de décomposition de sa vieille clope.
Gâté par la contingence de ce jour gris, Papy Mégot fut amplement récompensé de ses investigations ordurières puisqu'il dénicha un mégot avantageux qui avait su garder de sa rectitude et un peu de son tabac.
Fort de sa nouvel acquisition, Papy Mégot disparut à l'angle de la rue en direction de la maison de retraite. Plus que des passants ordinaires à observer, plus que des gens comme les autres. Alors plus de raison de regarder par la fenêtre puisque dans ce
domaine-ci j'étais le meilleur spécimen disponible à moi-même. Je soupirai face à la vitre. Mon soupir provoqua une petite auréole de buée sur le carreau de la fenêtre. Elle s'atténua jusqu'à ne plus exister. Je restai un instant pensif et immobile car je ne savais pas quoi faire. Je me sentais désœuvré et un peu seul. Je n'avais aucune tâche urgente ou utile à accomplir et pas d'amis disponibles ou sous la main pour aller boire un verre. Je songeais à me rendre seul au pub mais cela ne faisait pas tellement mon affaire non plus.
C'est alors que je décidais de m'allumer une cigarette.
Sauf que je ne fume pas et qu'on me range a priori dans la catégorie des non-fumeurs. De plus, je suis asthmatique. C'est vrai, officiellement je suis non-fumeur. Mais un de ces non-fumeurs qui ne manquent pas de temps à autre d'avoir au fond de leur placard de cuisine l'un de ces petits paquets cancérigènes. Le plus paradoxal dans tout cela, c'est que je n'éprouve pas de plaisir particulier à fumer seul. Au contraire, selon toute vraisemblance, il semblerait plutôt que j'ai "la cigarette triste", de la même manière que certains ont le vin triste. C'est à dire que dès la première bouffée inhalée, une sorte de malaise inextinguible gagne ma tête en même temps que la funeste fumée goudronne mes poumons. Le geste cohérent à ce moment précis serait d'écraser la sournoise petite tige dans le fond du cendrier et de balancer le tout dans la poubelle (municipale
ci-possible auquel cas je fais un don indirect à Papy Mégot).
Mais non.
Je n'en fais rien.
Je la fume jusqu'au filtre.
Je tire dessus comme un malade.
J'avale goulûment tout ce qui peut en sortir.
Jusqu'à l'envie de pleurer -j'ai ensuite le goût amer de l'insatisfaction qui se propage en moi.
Une fois de plus c'est ce qu'il se passa. Et la pièce était tout aussi enfumée que mon esprit.
Le moment était alors propice à un bon coup d'aération. Bis
repetita, je me trouvai de nouveau devant la fenêtre à ouvrir. Je regardai à travers quelques secondes histoire de passer le temps et me sentis plein de vide.
Rien à faire. L'ennui ne passait pas.
J'ai pourtant agi pour tenter d'égayer ma vie. Comme on pose des rustines sur une chambre à air usée. J'ai essayé mille petites choses qui m'ont occupé et réjoui un temps. Mais le désir et la satisfaction passés, je n'éprouvais plus rien que de l'ennui. J'avais d'abord commencé par changer d'appartement. Le changement,
pensais-je alors, devait annoncer une nouvelle ère dans mon existence. Il n'en fut rien. Il manquait quelque chose. Un je-ne-sais-quoi, un presque-rien. Un jour je crus tenir la solution à mon problème : de la couleur. Il me manquait de la couleur. Il y avait beaucoup trop de blanc dans cet appartement. La couleur devait rehausser le tout. Ni une ni deux j'avais foncé chez Mr. Bricolage et acheté quatre litres de rouge madras laqué. Revenu chez moi, je repeignai toute mes chaises et redonnai un éclat inattendu à un vieux miroir années trente que j'avais débarrassé du fond de la cave. J'arpentai tous les magasins de décoration et dénichai pour mon compte les sets de table assortis à mes chaises ainsi qu'une paire de bougeoirs, rouges eux-aussi. Mon ultime coup de cœur se porta sur une guirlande lumineuse multicolore.
Mon appartement finit par ressembler comme deux gouttes d’eau à une page de catalogue
Ikéa.
J’étais bien avancé.
Alors j'ouvris ma fenêtre. La fumée
s'évacua très vite mais la cigarette m'avait rendu triste. J'envisageai donc d'en fumer une deuxième en même temps que je déplorai la mort de Freud. Je me retournai pour admirer une fois encore l'érubescence de mes belles chaises, de mon miroir années trente et de mes deux bougeoirs dans ma cuisine blanche.
La pendule
tiquetaquetait.
Le brouhaha de la vie me parvenait du dehors.
Je haussai les épaules en soupirant, les poings tassés dans mes poches. Comme il me fallait occuper mon esprit pour l'empêcher de flancher dans le stupre de la morosité, je m'efforçai de formuler de saines et judicieuses pensées, grâce à quoi j'en vins naturellement à la conclusion que c'est le communisme qui dans le désir du
Taborisme détermina la réception des eschatologies johanniques et joachimites. A cet effort intellectuel succéda un long pet qui résonna comme jamais.
J'étais toujours bien avancé.